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La somme des sons

C’est une petite dame. D’un certain âge. Lequel ? Le mien, plus ou moins. Elle avance sur le trottoir sans me voir, le sourire aux lèvres. Si elle m’ignore, c’est qu’elle a les yeux rivés sur son smartphone où elle regarde une vidéo que je ne peux évidemment pas voir. Mais j’en devine facilement le contenu à l’écoute des petits cris que je perçois le temps de notre croisement. Le son aigu du chant des bébés. J’en déduis – hâtivement mais avec un niveau de certitude élevé – que ma petite dame est une grand-mère gaga devant le, ou l’un de ses petits-enfants. La scène n’a duré qu’un instant et nous continuons notre chemin, heureux tous les deux, elle de sa descendance, moi d’avoir capté une seconde de bonheur. Rentré chez moi, mon propre téléphone s’éveillera pour m’annoncer l’arrivée d’une vidéo qui m’enchantera à mon tour. Là aussi, on y voit un enfant exprimant sa joie de manière sonore. Il faut croire que c’était la journée des cris puisque le matin même, j’avais été prévenu à la radio, non seulement de l’arrivée imminente d’une tempête, mais aussi d’une nouvelle vague prête à submerger parcs et jardins. Une mode née aux États-Unis, apparue depuis peu au Royaume Uni et qui devrait débarquer incessamment sur le continent si ce n’est déjà le cas. Ce n’est pas à proprement parler un genre musical puisqu’il s’agit – vous l’avez deviné j’en suis sûr – de crier en groupes aussi grands que possible. Les Scream Clubs sont donc des rassemblements de gens plutôt jeunes qui hurlent à gorge déployée dans un lieu dont ils ont convenu le rendez-vous sur TikTok, ce qui ne surprendra personne. Interrogés par un journaliste, les participants expliquaient que c’était un formidable moyen de se défouler, de se vider de ses anxiétés économiques, écologiques, politiques ou psychologiques. Et le reporter d’ajouter que le succès de ces événements – qui ont pour particularité me semble-t-il, d’être la somme de sentiments personnels et non pas un élan collectif comme dans les manifs classiques – s’expliquait par la crainte de la jeunesse face au monde cruel et incertain qui l’attend. Certes. Cela me rappelle une scène de Cabaret, le film de Bob Fosse dont l’intrigue est située dans le Berlin des années trente. Lisa Minelli emmène un soir Michael York sous un pont ferroviaire et se met à hurler au passage d’un train. Elle explique à son amant qu’elle encourage à l’imiter, que c’est un moyen d’extirper les angoisses qui la hantent dans ce monde de brutes. Pourvu que nos petits enfants n’aient pas besoin de crier lorsqu’ils seront grands.